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L'Islam chiite (93)

Grâce au Nom de Dieu le Tout-Miséricordieux et Très-Miséricordieux, chers auditeurs, Nous avons terminé notre dernière émission en évoquant la faculté imaginative, qui occupe une place centrale dans les doctrines des grands sages de l’islam. Cette faculté, nommée en arabe khiyâl, est considérée comme un degré intermédiaire entre, d’un côté, les sens et le monde sensible et, de l’autre, l’intellect et le monde intelligible. À l’imagination doit donc également correspondre un monde qu’elle perçoit
L'Islam chiite (93)

Grâce au Nom de Dieu le Tout-Miséricordieux et Très-Miséricordieux, chers auditeurs, Nous avons terminé notre dernière émission en évoquant la faculté imaginative, qui occupe une place centrale dans les doctrines des grands sages de l’islam. Cette faculté, nommée en arabe khiyâl, est considérée comme un degré intermédiaire entre, d’un côté, les sens et le monde sensible et, de l’autre, l’intellect et le monde intelligible. À l’imagination doit donc également correspondre un monde qu’elle perçoit ou produit — nous aurons à revenir sur cette distinction —, monde qui est nommé en arabe ‘âlamo l-methâl, le monde des « formes immatérielles ». Entre le domaine des corps physiques, dotés tout à la fois de forme et de matière, et le domaine des idées intelligibles, n’ayant ni forme ni matière, s’étend donc, dans la vision du monde de ces sages musulmans, le domaine intermédiaire des « formes immatérielles », dotées de forme mais non pas de matière.
 
Pour se représenter cet univers intermédiaire, on peut penser au monde des rêves, peuplé de formes individualisées tout comme celles du monde physique et contrairement aux idées, qui n’ont pas de forme et sont universelles. Mais les formes du monde physique sont comme « remplies » d’une matière qui les rend pesantes et limite leurs capacités de « transformations » ou changements de formes, tandis que les formes oniriques sont susceptibles de transformations aussi immédiates qu’extrêmes, pour la raison précisément qu’elles sont dépourvues de matière.
 
Penser cette faculté imaginative et le monde de formes immatérielles qui lui correspond comme partie intégrante de la réalité intégrale permet d’éviter la dichotomie radicale qui, selon Henry Corbin, handicape la pensée occidentale depuis le douzième siècle, moment de la domination de l’averroïsme latin sur la scholastique avicennisante, et plus encore depuis la célèbre dualité cartésienne d’un corps physique et d’un esprit immatériel incommensurables.
 
Pour Corbin,
 
« être un philosophe, c’est prendre la route. […] Ce n’est pas se contenter d’une théorie sur le monde, pas même d’une réforme ou d’une illusoire transformation des conditions du monde. C’est viser à la transformation de soi-même, à la métamorphose intérieure […]. L’aventure du philosophe mystique est essentiellement […] un voyage, une marche à la Lumière. »1
 
Il avait par ailleurs une formation et une érudition philosophique peu commune : né en 1903, il avait déjà à 22 ans réalisé une thèse sur « l’Avicennisme latin au Moyen-Âge » sous la direction d’Étienne Gilson, le mondialement célèbre spécialiste de la philosophie médiévale. Non content de dominer le grec et le latin, qui étaient alors une condition indispensable des études philosophiques, il commença la même année à étudier simultanément l’arabe et le sanskrit, qui lui ouvraient les horizons de deux immenses univers philosophiques, et passa en 1929 ses diplômes d’arabe, de persan et de turc.
 
Outre ceux de son premier maître Étienne Gilson, son « ascétisme mental » fut encore nourri des enseignements de personnalités d’envergure telles que Louis Massignon sur la spiritualité islamique ou Emile Bréhier sur le lien entre le Néo-platonisme de Plotin et les Upanishad hindoues. Dans le même temps, et bien qu’élevé dans la tradition catholique, il s’immergea profondément dans la tradition théologique allemande en laquelle il voyait « la généalogie de l’herméneutique » : Luther, Böhme, Hamann, Schleiermacher, Dilthey, Heidegger et Barth. Il devint ainsi le premier traducteur en français de Heidegger, qu’il rencontra à plusieurs reprises en 1931, puis en 34 et 36.
 
Or, au milieu de tous ces univers philosophiques et spirituels rivalisant de richesse et de grandeur, Henry Corbin fut, dès 1929, littéralement ravi par la « sagesse illuminative » d’un jeune philosophe et mystique iranien exécuté en 1191 à l’âge de 36 ans sur ordre du célèbre Saladin. Nous verrons dans nos prochaines émissions les raisons pour lesquelles Corbin fut ainsi ravi par Sohrawardi, ce jeune maître qui entendait ressusciter la sagesse de l’antique Perse en harmonie avec celle du « divin Platon ».
 
Grâce au Nom de Dieu le Tout-Miséricordieux et Très-Miséricordieux, chers auditeurs, au moment d’aborder les visions qu’ont les musulmans sunnites et shiites de l’Histoire sainte, il a paru profitable de dire quelques mots, d’abord sur ce qui distingue l’Histoire sainte islamique des Histoires saintes juives et chrétiennes, et ensuite sur la manière dont il convient de considérer et comprendre de tels Récits sacrés.
 
Pour le premier point, nous avons vu que les Histoires saintes juives et chrétiennes se présentent effectivement sous la forme d’un récit historique détaillé qui relate les origines et les tribulations d’un « peuple élu », les « Enfants d’Israël », complété dans la version chrétienne par la vie du Messie promis à ce « peuple élu », puis par le récit de la naissance d’un nouveau « peuple élu », non plus par la chair, mais par la foi en ce Messie.
 
1. L’Iran et la philosophie, 1990, p.152
 
L’Histoire sainte islamique au contraire n’est pas le récit d’un peuple, d’un être ou d’un groupe élus, mais le récit de la formation et de l’éducation divines de l’humanité. Le premier homme y est en effet aussi le premier Prophète, ce qui fait de lui l’archétype tant de la « nature humaine » que de la réception de la Révélation.
 
Mais comment convient-il d’entendre la « geste sacrée » de cet archétype de l’humanité et de la Prophétie ? C’est à ce propos que nous avons commencé à évoquer une idée inhabituelle en Occident, à savoir l’existence d’une faculté et d’un domaine de la réalité comblant le hiatus entre les mondes corporels et intellectuels et permettant d’éviter le divorce radical entre l’être et la connaissance, qui handicape depuis des siècles la pensée occidentale
 
Cette faculté est l’imagination, en arabe khiyâl, et son univers est celui des « formes immatérielles », ‘âlamo l-methâl en arabe. L’imagination occupe entre les sens physiques et la pure intelligence la même place que les formes immatérielles occupent entre les corps, qui sont des formes matérielles, et les idées, dépourvues de formes autant que de matière, comme l’idée d’arbre, par exemple, qui s’applique à tous les arbres quelle que soit leur forme.
 
Les formes immatérielles peuplent entre autres les rêves, car il s’y agit bien de formes, et non d’idées pures, mais ces formes ne sont pas empesées de matière comme celles des corps physiques, ce qui leur permet de connaître des mouvements et changements immédiats totalement irréalisables pour les formes matérielles.
 
Or, si l’existence, la nature et le rôle de cette faculté imaginale et de ce monde des formes immatérielles sont des données bien connues de l’ontologie et de la psychologie développée par les penseurs de l’islam médiéval et même moderne pour ce qui est de l’Iran, penseurs qui se sont toujours inscrit dans une lignée nettement avicennienne, il en va tout autrement dans la pensée occidentale, médiévale d’abord, puis moderne.
 
Selon Henry Corbin, en effet, c’est depuis le 12ème siècle, avec la domination de l’averroïsme latin sur la scholastique d’inspiration avicennienne, que tout le monde intermédiaire entre celui des corps et celui des idées n’a plus été pensé dans les courants dominants de la pensée occidentale, aboutissant à la fameuse dualité cartésienne du corps et de l’esprit. Or, dès lors que la réalité se partage entre ces deux mondes seuls, il y a nécessairement divorce entre l’être et la connaissance : l’être est pour les corps physiques, la connaissance pour l’intellect immatériel. Quel est alors la visée ultime de la connaissance ? Rien de plus que d’élaborer une image du monde reflétant aussi fidèlement que possible la réalité physique, ce qui permettra d’agir sur cette réalité le plus efficacement possible.
 
Pas la moindre trace, donc, d’une connaissance libératrice ou « salvatrice », autrement dit d’une « gnose », puisque la connaissance ne change absolument en rien l’être du connaissant, lui apportant tout au plus une meilleure connaissance du monde physique et, conséquemment, une meilleure capacité d’action sur ce monde. Toute la « sagesse » recherchée par le « philosophe » se résume alors en définitive à ce qu’on
 
nomme aujourd’hui la « connaissance scientifique » et l’« efficacité technique » dans tous les domaines du monde matériel, de la physique atomique à l’astrophysique en passant par des sciences « humaines » se partageant l’étude des phénomènes « physiques » et celle des phénomènes « cognitifs », le monde des corps et celui des idées.
 
C’est pour cette raison que, à partir de son retour en France en 1946 après sept ans d’absence, Henry Corbin voua son activité à la restauration d’une vision ontologique et anthropologique « intégrales », car pour échapper à la division entre « être » et « connaître », la seule issue est de réintégrer, entre les mondes divorcés des corps et de l’esprit, le vaste monde intermédiaire de l’« âme », dont le mode d’être et de connaître comble l’abîme qui les sépare et permet de conjoindre ce qui était disjoint. Corbin ne se faisait pas vraiment d’illusions sur la réalisabilité de son projet, mais il savait que telle était la seule issue et aussi que, si la victoire n’est jamais une preuve, la défaite n’est pas non plus une réfutation :
 
Notre philosophie occidentale, écrivit-il, a été le théâtre de ce que l’on peut dénommer un « combat pour l’âme du monde ». S’agit-il d’un combat définitivement perdu, le monde ayant perdu son âme […] ? S’il y a eu défaite, une défaite n’est pas une réfutation.2
 
Pour mener ce combat, Corbin rejoignit dès 1949 le groupe de penseurs tels que C.G. Jung et M. Eliade qui se réunissaient en Suisse sous l’égide d’Éranos et en devint une figure majeure, pour ne pas dire l’âme. Il publia dans les années 50 trois livres majeurs aux titres clairement évocateurs : 1. Avicenne et le récit visionnaire ; 2. L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî et 3. Corps spirituel et Terre céleste – de l’Iran mazdéen à l’Iran shî’ite.
 
Récit visionnaire, imagination créatrice, corps spirituel, Terre céleste, autant d’expressions qui désignent l’axe autour duquel s’organisent les idées d’Henry Corbin et qu’il fut souvent amené à désigner par des termes de son cru tant il était méconnu de la pensée occidentale. C’est ainsi qu’il forgea le qualificatif « imaginal » pour qu’on n’aille pas s’imaginer que ce monde soit « imaginaire » ou qu’il parlait généralement de l’imagination « active » ou « créatrice », pour la mettre en parallèle avec l’intelligence active ou « intellect agent » du néo-platonisme.
 
Enfin, les noms d’Avicenne, d’Ibn ‘Arabî et d’Iran mazdéen et shî’ite nous montrent les sources auxquelles Corbin s’est abreuvé, sous la conduite de Sohrawardî, ce « maître de l’Illumination » dont la compagnie, dit-il, ne le quitta plus tout au long de sa vie depuis qu’il en fit connaissance à l’âge de 26 ans.
 
2. Corps spirituel et Terre céleste, 2005, p.14 (prélude à la deuxième édition).
 
2 questions en suspens, même si allusions :
 
1. Pourquoi intérêt particulier pour philo/gnose islamiques/shiites ?
 
2. On a vu intermédiarité de khiyal et methâl, mais quel lien avec Histoire sainte et Récit sacré ?
 
Notion de « philosophie prophétique »
 
 


source : irib.ir
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