Le monde chiite est un ensemble extrêmement hétérogène qui se décline en fonction de ses nombreux courants théologiques, confessionnels et ethno-nationaux39. Il se divise en trois grandes branches et une multitude de sous-groupes qui sont, chacun, caractérisés par un passé et des coutumes fort différentes. Surtout concentré en Irak, en Iran et au Liban, le courant majoritaire du chiisme duodécimain est loin d’être monolithique comme l’indique la spécificité marquée des communautés azéries d’Azerbaïdjan et Alevis de Turquie. Implantée dans diverses régions du monde indopakistanais et occidental où elle connaît d’importantes variations confessionnelles, la branche ismaélienne illustre à elle seule l’extrême diversité culturelle et ethnolinguistique du Chiisme. A l’instar des grands courants les Zaydites du Yémen et les sectes druzes et alaouites du Levant se subdivisent eux aussi en de nombreux sous-groupes. Cette hétérogénéité cultuelle est accentuée par des dynamiques sociopolitiques propres générées par la diversité des contextes ethnoculturels et nationaux. Ainsi l’activisme des Chiites duodécimains, si tant est que l’on peut les considérer comme un tout, contraste fortement avec le rôle relativement effacé des Chiites émiratis ou indopakistanais. Autre fait important, en dépit de son organisation relativement hiérarchisée et du rôle prépondérant du Guide suprême, le clergé chiite ne possède pas de potentiel fédérateur comparable à celui de l’église catholique de Rome: «L’existence d’un haut clergé chiite chez les duodécimains ne doit pas nous faire croire […] qu’il existe un centralisme chiite» note François Thual. «Il n’y a pas de ‘Vatican’ chiite, bien au contraire, l’existence d’un haut clergé parfaitement organisé a favorisé l’éclosion de multiples écoles ainsi que l’existence d’un certain polycentrisme en matière d’autorité spirituelle». Le Chiisme se caractérise donc par l’absence d’une structure cléricale capable à elle seule de contrebalancer la tendance centrifuge qu’impriment les divergences théologique et ethno-nationales.
En dépit des apparences, le Monde Chiite, tel qu’on l’appelle de manière un peu abusive, se présente donc, dans une large mesure, comme une «Polynésie confessionnelle» ou une «galaxie éclatée» pour reprendre les métaphores de Thual plutôt que comme un bloc homogène susceptible d’être facilement satellisé autours de l’astre iranien.
Lorsque l’on analyse de plus prés cet ensemble relativement disparate, on s’aperçoit à quel point sa cohérence peut être fragilisée par l’extrême morcellement de ses diverses sous-composantes. L’Irak post-Saddamite donne à lui seul une bonne idée des extrêmes disparités théologico-politiques qui peuvent prévaloir au sein de ces communautés nationales. En dehors du dogme chiite, on peut en effet se demander ce qu’ont en commun le CSRII pro-iranien d’Abdul-Aziz al Hakim et la milice ultranationaliste du Mahdi dirigée par Moqtada al-Sadr?
Pourtant, nombreux sont ceux qui soutiennent l’idée que, sous l’hétérogénéité de surface du Monde Chiite, réside une profonde solidarité pan-Chiite s’enracinant dans l’histoire d’oppression et d’espérance millénariste partagée par l’ensemble des oulémas.
Les siècles d’asservissement profondément ancrés dans la mémoire collective, la révolte croissante face à leur situation de misère actuelle et l’espoir d’une ère de justice et d’affranchissement politique fourniraient, selon cette optique, autant de causes de lutte autours desquelles les Chiites pourraient se rassembler et faire front. L’hypothèse voudrait que les Chiites aient maintenant d’autant plus de motivation à s’unir qu’ils subissent la pression croissante des sunnites et des occidentaux et qu’ils ont le sentiment partagé de pouvoir, pour la première de leur histoire, être en mesure de s’en affranchir. A défaut d’être prouvée, l’hypothèse a au moins le mérite de fournir une explication au réveil du Chiisme. Reste à savoir si l’Iran a la capacité, voire la volonté, de prendre le contrôle de cette dynamique transnationale et de créer sous sa bannière une sorte de confédération chiite aussi informelle et polycentrique soit-elle.
source : tebyan