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Le Waqf un héritage éternel

Mohammad-Javad Mohammadi Les propriétés dites waqfs, étendues dans toutes les régions du monde musulman et possédant une ampleur exceptionnelle, ont constitué depuis toujours une part importante du patrimoine des pays d’islam. Elles ont joué un rôle non négligeable dans les destinées économiques et politiques de ses Etats et de leur peuple. De tout temps, considérablement développ
Le Waqf un héritage éternel



Mohammad-Javad Mohammadi


Les propriétés dites waqfs, étendues dans toutes les régions du monde musulman et possédant une ampleur exceptionnelle, ont constitué depuis toujours une part importante du patrimoine des pays d’islam. Elles ont joué un rôle non négligeable dans les destinées économiques et politiques de ses Etats et de leur peuple. De tout temps, considérablement développés par les fidèles, certains waqf ont pris la forme de grandes propriétés, et la modernité aidant, se sont transformés en associations aux multiples activités économiques, sociales et caritatives. Une partie des dépenses publiques tel que l’enseignement, l’assistance, la construction et l’entretien des édifices culturels est traditionnellement alimentée par les revenus du waqf.

 

Présent également dans la vie privée, sous le titre du waqf familial, il constitue au sein de la famille une propriété indépendante et inaliénable qui se transmet de génération en génération.

 

Sur le plan juridique, le waqf soulève beaucoup de discussions à tel point qu’à une époque, certains fagihs (spécialistes du droit musulman), bien que très minoritaires, semblent avoir mis en cause sa validité. Même si cette position a toujours été minorisée, il n’empêche que beaucoup de difficultés et d’ambiguïtés restent à lever dans le waqf, entre autre, concernant sa nature juridique ou son régime de propriété. Voilà une raison suplémentaire pour s’intéresser à cette institution originale et à ses différents aspects. En effet, le droit musulman est constitué d’un ensemble de préceptes religieux (donc moraux) et juridiques dont le waqf constitue un exemple caractéristique.

 

La place importante que tient ainsi le waqf autant en théorie que dans la vie de tous les jours, rend nécessaire une étude exhaustive qui englobe les cinq grandes écoles : Imamite, Chaféïte, Malékite, Hanafite et Hanbalite ; c’est à dire la base des législations des pays musulmans en la matière. Mais il est évident que nous ne pouvons pas aborder dans le détail, dans les limites de cet article, toutes les législations concernées.

 

Nous sommes malgré tout contraints d’apporter quelques précisions à propos de cette notion. Le waqf signifie littéralement arrêt, immobilisation, emprisonnement. Du point de vue juridique, on relève de nombreuses définitions. Ibn-Arafa, un des plus grands jurisconsultes malékites, l’a défini comme "un acte de disposition à titre gratuit sur l’utilité d’une chose pendant la durée de celle-ci, la nue-propriété restant réellement sur la tête du constituant durant sa vie et fictivement après sa mort". Selon Ibn-Rachid, un autre fagih de cette école, "c’est un acte à titre gratuit mettant à la disposition, les utilités du bien à titre perpétuel". D’après la définition classique de l’école Imamite qui a d’ailleurs inspiré le code civil iranien, il se présente comme "immobilisation du fonds en faisant orienter ses utilités".

 

Ces définitions ne semblent pas réunir tous les caractères distinctifs de l’institution. Une définition du waqf pour être complète, doit comprendre expressément les trois points suivants :

 

1- qu’il constitue un acte à titre gratuit.

2- qu’il emporte le séquestre de la chose constituée et la cession des utilités et revenus.

3- qu’il est fait à titre perpétuel.

 

Nous arrivons ainsi à la définition suivante :

 

"Le waqf est la cession à titre gratuit des utilités d’une chose et l’immobilisation de cette chose pendant toute sa durée."

 

Employé dans ce sens, le terme waqf présente un acte juridique mais le mot s’utilise aussi pour évoquer toute une fondation créée par cet acte et jouissant d’une sorte de personnalité juridique.

 

Il faut noter que le terme habous est également employé par les auteurs. Bien que stricto sensu, sa signification soit plus large, on l’a toujours considéré comme synonyme de waqf, sauf que ce dernier est utilisé de préférence au Proche-Orient alors que habous est plutôt préféré dans les pays nord-africains .

 

Concernant le but du waqf, il faut dire qu’il est avant tout un acte religieux par lequel le waquif (le constituant) cherche la satisfaction et la récompense de Dieu. Les musulmans qui consacrent leurs biens à des oeuvres de bienfaisance en vue de se rapprocher un peu plus d’Allah sont toujours très nombreux.

 

Dans un esprit communautaire, le constituant cherche également à faire accéder le plus grand nombre possible de personnes à l’usage de son bien. Le waqf désigne essentiellement une institution recherchant un profit d’intérêt général : des écoles, des orphelinats, des hôpitaux, des mosquées, des pauvres, etc. Ainsi il réalise d’une manière assurée, organisée et durable les souhaits généraux du waquif et aussi bien, il lui permet de le prolonger après sa mort. L’objectif précédent était pieux et religieux, celui-ci est plutôt social.

 

C’est dans ce but que le législateur islamique a fait naître cette institution inconnue avant la venue du Prophète. Sans légiférer en la matière, le Coran invite les fidèles à consacrer une partie de leur bien à des oeuvres de bienfaisance "car tout ce que vous aurez donné, Dieu le saura". (Coran, sourate 2, verset 86), mais il ne comporte aucune indication relative au waqf. Par contre le sunnat (les enseignements du Prophète) ne garde pas le même silence ; un des compagnons du Prophète lui ayant demandé comment il pourrait disposer de sa terre de Khaibar pour être agréable à Dieu, aurait reçu la réponse suivante : "Immobilise-la de façon à ce qu’elle ne puisse être ni vendue, ni donnée, ni transmise en héritage et distribue les revenus aux pauvres." et c’est loin d’être le seul Hadith en la matière.

 

Le Prophète lui-même constitua le premier habous dans l’islam. Arrivé à Médine, il y fit construire une mosquée lui annexant sept jardins dont le revenu fut consacré à des oeuvres pieuses. D’autres musulmans ont suivi cet exemple à leur manière. C’est ainsi que les habous se sont multipliés dans les premiers siècles de l’islam.

 

Telle serait d’après l’histoire musulmane l’origine du waqf mais sa réglementation par les jurisconsultes n’a été élaborée qu’au cours du deuxième siècle de l’hégire. Assez rapidement l’institution a subi de notables transformations. Si à l’origine, à une époque où la foi était très vive, les waqfs n’ont été que des libéralités pieuses inspirées par le seul désir d’être agréable à Dieu, il n’en a pas été toujours ainsi par la suite. Les objectifs suivants se sont introduits dans la pratique de la population musulmane et ont fait apparaître parallèlement une conception utilitaire :

 

1- Le propriétaire musulman a trouvé dans le habous familial (Durri ou Ahli), un moyen utile de soustraire ses biens à la dévolution successorale réglementée par les dispositions impératives en la matière. Il dispose alors plus librement de sa succession.

 

2- Certains avaient recours à l’institution du waqf pour assurer la sauvegarde des biens familiaux à l’intérieur de la famille et de les préserver contre une éventuelle dissipation de la part d’un enfant trop prodigue.

 

3- Pour mettre ses biens à l’abri des spoliations arbitraires des souverains, les prémunir contre l’éventualité d’une confiscation et pour échapper à la fiscalité parfois injuste des gouverneurs, on trouvait dans le habous un moyen satisfaisant pour conserver intact ses biens et pour les consacrer après soi et sa descendance, à une fondation de bienfaisance. La très grande propriété de Malek-Abad à Machad a été mise par exemple en waqf par crainte d’une spoliation de la part de Réza Shah.

 

Une fois valablement constitué, le waqf devient, en principe, obligatoire et produit ses effets. Les principaux effets du habous sont l’inaliénabilité et l’insaisissabilité du bien. La véritable finalité du habous, nous l’avons dit, est de perpétuer l’oeuvre voulue par le waquif : pour cela, l’objet affecté, chargé de lui procurer ses ressources, est immobilisé, retiré de la circulation ; il ne peut être donné, échangé, ou vendu. Il est aussi, insaisissable : étant hors du commerce, il n’entre pas dans le gage du créancier et ne peut en aucun cas faire l’objet d’une saisie.

 

Cependant, en ce qui concerne l’inaliénabilité, le principe n’est pas sans réserve. L’expérience prouve qu’il faut parfois prendre des mesures de remplacement, pour que l’oeuvre vive : échanger l’objet du waqf contre un autre ou bien le vendre. La nécessité, plus forte que tous les calculs humains, oblige de substituer un immeuble qui rapporte à un autre qui ne rapporte plus. Avec plus ou moins de rigueur, presque tous les rites ont accepté cette nécessité malgré leur respect pour la volonté du constituant.

 

Ces décisions reviennent à l’administrateur (mutawalli). La fondation une fois créée, c’est l’administrateur et non le constituant ou le bénéficiaire qui la gère, la sauvegarde et en accomplit le but. Il est en principe désigné par le constituant. Il ne doit être ni mineur, ni majeur en tutelle, ni celui dont la malhonnêteté est manifeste, ou a été préalablement démontré. Toute autre personne peut être nommée administrateur. Il arrive assez souvent que le waquif confère à cette charge un caractère héréditaire et spécifie qu’elle sera assumée par les descendants de l’administrateur à tour de rôle leur vie durant. Quant au constituant lui-même, toutes les écoles hormis la Malékite qui voulait éviter tout abus éventuel, lui ont octroyé le droit de se réserver l’administration du habous sa vie durant ou pour un temps limité. Toujours est-il qu’il est sous le contrôle et la surveillance du Cadi. Il arrive que le constituant omette de désigner un mutawalli ou de déterminer ses successeurs. Dans ce cas, c’est toujours le Cadi, cet important magistrat, qui assure la nomination d’un gérant.

 

Le Cadi ou Hâkème-Char’ est responsable de l’intérêt général dans la communauté musulmane. Les pouvoirs de ce magistrat sont très étendus. En matière du Waqf, il exerce un contrôle permanent et absolu sur la gestion de l’administrateur ; il peut demander à tout moment une reddition de compte et s’assurer que les revenus sont bien affectés au but prévu par le waquif. Il a même le droit de prendre des mesures contraires aux dispositions de l’acte constitutif, si l’intérêt de la fondation l’exige ou si le waqf lui-même est menacé. Il révoque le mutawalli s’il s’est avéré incapable ou infidèle, ou s’il a commis une faute grave dans l’exercice de ses fonctions.

 

De nos jours, suite à la modernisation de l’état et au développement de l’administration publique, cette charge est attribuée aux fonctionnaires. Les pays musulmans ont vu, au cours de ces deux derniers siècles, une vague de centralisation étatique des habous et de créations de ministères ou d’organisations gouvernementales ayant en charge toutes les affaires concernant les waqfs (registre, contrôle, gestion etc.). En voici quelques exemples :

 

En Iran, c’était ce ministère de l’instruction publique et des waqfs qui se chargeait de la fonction ailleurs dévolue à la direction générale des waqfs, et dont la charge concernant les habous est définie par la loi organique de décembre 1934 : "Le ministre de l’instruction publique est chargé de la gestion des waqfs dépourvus de mutawallis . Il peut, éventuellement, en abandonner la gestion à un préposé." (Art. 1)

 

"Le ministre de l’instruction publique est chargé d’un contrôle strict des waqfs publics ayant un mutawalli attitré, reconnu par les documents laissés par le waquif. Le ministre devra veiller à ce que l’administrateur remplisse ses obligations selon les dispositions du document en question." (Art. 2)

 

Aujourd’hui, ce ministère est remplacé par l’Organisation des waqfs et des affaires de bienfaisance dont le directeur est nommé par la plus haute autorité religieuse du pays.

 

En Turquie, au début du XIX ème siècle a été créée une administration centrale des waqfs qui fut transformée en ministère en 1840. Arrivé au pouvoir, Kemal Ataturk a établi un contrôle étroit de l’état sur les waqfs publics. La loi N° 429 de mars 1924 créa à Ankara un département des affaires cultuelles, rattaché à la présidence du conseil des ministres et dont le directeur est nommé par le président de la république (Art. 1, 3 et 4). L’administration de toutes les mosquées et des édifices religieux entre dans les attributions de ce haut fonctionnaire (Art. 5). En outre, la loi a supprimé le ministère des waqfs (Art. 3) et institué une direction générale ayant pour mission "de réglementer les affaires des waqfs d’une manière qui corresponde au véritable avantage de la nation". (Art. 7)

 

En Bosnie-Herzégovine, fut instituée en 1883 une commission des waqfs qui était chargée de constater tous les habous du pays, d’en contrôler la gestion et d’élaborer de nouveaux règlements sur l’administration des waqfs. En 1884, on institua sur une plus vaste échelle dans tous les districts, des commissions sous la présidence d’un juge qui avaient pour tâche de relever tous les biens waqfs existant dans les districts, d’inspecter toutes les mosquées et édifices waqfs, et en particulier de surveiller les administrateurs et les desservants de ces waqfs, de présenter leurs comptes à la commission centrale des waqfs et d’en exécuter les décisions.

 

Au Maroc, dès le Protectorat, fut créée une administration des habous, basée sur la notion de service public. Le traité du 30 mars 1912 conclu entre la France et le Maroc stipule dans son article préliminaire que le régime de protectorat "sauvegardera la situation religieuse, le respect et le prestige traditionnel du sultan, l’exercice de la religion musulmane et des institutions religieuses, notamment de celle des habous." (Bulletin officiel du Maroc, 1er nov. 1912, n° 1, p. 1). Mais par ailleurs, on a admis la nécessité de réorganiser l’institution et de la faire évoluer à l’intérieur de son cadre traditionnel : de ce fait, la gestion des habous publics a été centralisée entre les mains d’un organisme spécialisé : la direction générale des habous, créée par décret du 31 octobre 1912 ; transformée en ministère en 1915.

 

En Tunisie, avant le protectorat avait été prise l’initiative d’une réforme : par les décrets du 14 mars et du 2 juin 1874, il fut institué une administration centrale, dénommée La Djemaïa des habous, qui avait pour mission la réorganisation et la centralisation de la gestion des habous publics.

 

Ainsi, traversant les siècles sur de vastes territoires, et touchant à presque tous les paramètres de la vie économique, sociale et politique des pays musulmans, cette fondation caritative est devenu aujourd’hui une grande ressource d’intérêt général au sein de la communauté musulmane, qui a entrepris de continuer cette merveilleuse tradition, en essayant de favoriser de nouveaux waqfs, conserver les anciens et affecter les bénéfices aux causes les plus nobles.

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